mercredi 14 décembre 2011

Vivre comme tout le monde, en n'étant comme personne

























Que souhaitais-je au juste? Je ne savais même pas l'imaginer. Cette passivité me désespérait. Il ne me restait qu'à attendre. Combien de temps? trois ans, quatre ans? c'est long quand on a dix-huit ans. Et si je les passais en prison, ligotée, je me retrouverais à la sortie toujours aussi seule, sans amour, sans ferveur, sans rien. J’enseignerais la philosopohie, en provinece: à quoi cela m'avancerait-il? Ecrire? mes essais de Meyrignac ne valaient rien. Si je restais la même, en proie aux même routines, au même ennui, je ne progresserais jamais ; jamais je ne réussirais une oeuvre. Non, pas une lueur nulle part. Pour la première fois de mon existence, je pensais sincèrement qui'il valait être mort que vivant. 


Au bout d'une semaine, je reçus l'autorisation d'aller voir Jacques. Arrivée devant sa porte, la panique me prit : il était mon unique espoir, et je ne savais plus rien de lui sinon qu'il n'avait pas répondu à ma lettre. En avait-il été touché ou irrité? Comment allait-il m'accueillir? Je tournai autour du pâté de maisons, une fois, deux fois, ni morte ni vive. La sonnette encastrée dans le mur m'effrayait: elle avait la même fausse innocence que le trou noir où enfant j'avais imprudemment enfoncé mon doigt. Je pressai le bouton. Comme d'habitude, la porte s'ouvrit automatiquement, je montai l'escalier. Jacques me sourit, je m'assis sur le sofa cramoisi. Il me tendit une enveloppe à mon nom : "Tiens, dit-il, je ne te l'ai pas envoyée parce que je préférais que ça reste entre nous." Il avait rougi jusqu'aux yeux. Je dépliai sa lettre. En exergue il avait écrit : "Est-ce que ça te regarde?" Il me félicitait de ne pas craindre le ridicule, il me disait que souvent, "dans les après-midi chauds et seuls", il avait pensé à moi. Il me donnait des conseils. "Tu choquerais moins ton entourage en étant plus humaine ; et puis, c'est plus fort: j'allais dire, plus orgueilleux..." " Le secret du bonjeur et le comble de l'art, c'est de vivre comme tout le monde, en n'étant comme personne."


Simone de Beauvoir 
Mémoires d'une jeune fille rangée




===== > Amour - ( Rammstein )

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