mercredi 21 juillet 2010

Mérite personnel





- Monsieur, mon neveu racontait tout à l’heure que vous étiez un peu ennuyé avant de vous endormir ; et d’autre part que vous admiriez les livres de Bergotte. Comme j’en ai dans ma malle un que vous connaissez probablement pas, je vous l’apporte pour vous aider à passez ces moments où vous ne vous sentez pas heureux.
- Mon malaise à l’approche de la nuit doit vous paraître bien stupide.
- Mais non. Vous n’avez peut-être pas de mérite personnel, si peu d’êtres en ont ! Mais pour un temps du moins, vous avez la jeunesse, et c’est toujours une séduction. Je sais ce qu’on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas. J’ai un autre volume de Bergotte ici, je vais vous le chercher. 

Marcel Proust
A la recherche du temps perdu
A l'ombre des jeunes filles en fleurs

Quelque chose qu'ils invitaient à venir prendre


Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre ! Alors, tout d’un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre. Je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre, qui, sans que je puisse comprendre pourquoi, m’avaient semblé plaines, prêtes à s’entr’ouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle. Une fois à la maison je songeais à autre chose et ainsi s’entassaient dans mon esprit bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie que je n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir.

Marcel Proust
A la recherche du temps perdu 
Combray