Aussi lorsque sa rizière fut terminée et son riz semé et recouvert par une nappe d'eau, Robinson se demanda une fois de plus pourquoi il s'imposait tous ces efforts. S'il n'avait pas été seul, s'il avait eu seulement une femme et des enfants, ou même un seul compagnon, il aurait su pourquoi il travaillait. Mais sa solitude rendait toute sa peine inutile. Alors les larmes aux yeux, il redescendait au fond de la grotte... Il y resta si longtemps cette fois-ci qu'il fallait bien être trop faible pour en remontrer, et mourir ainsi tout au fond de son trou. Il chercha donc un moyen de se donner du courage pour vivre comme un homme et faire tout ce travail qui l'ennuyait tellement. Il se souvint que son père lui faisait lire les Almanachs de Benjamin Franklin, un philosophe, un savant et un homme d'État américain de ce temps-là. Dans ces almanachs, Benjamin Franklin donne des préceptes moraux qui justifient les hommes qui travaillent et qui gagnent de l'argent. Robinson pensa qu'en inscrivant ces préceptes dans toute l'île de façon à les avoir toujours sous les yeux, il ne se découragerait plus et céderait moins souvent à la paresse. Par exemple, il coupa autant de petits rondins qu'il en fallait pour former dans le sable des dunes de l'île des lettres composant la phrase suivante : "La pauvreté prive un homme de toute vertu : il est difficile à un sac vide de se tenir debout". Dans la paroi de la grotte il avait incrusté des petites pierres formant ainsi une sorte de mosaïque qui disait : "Si le second vice est de mentir, le premier est de s'endetter, car le mensonge monte à cheval sur la dette". Des bûchettes de pin enveloppées d'étoupe étaient posées sur un lit de pierres, toutes prêtes à être enflammées, et elles disaient dans leur arrangement : "Si les coquins savaient tous les avantages de la vertu, ils deviendraient vertueux par coquinerie". Il y avait enfin une devise plus longue que les autres - elle avait cent quarante-deux-lettres - et Robinson avait eu l'idée de tondre chacune de ces lettres sur le dos d'une chèvre de son corral, de façon que par hasard, quelquefois, les chèvres en remuant forment l'ordre des cent quarante-deux-lettres et fassent sortir la devise. Cette devise était la suivante : "Celui qui tue une truie anéantit toutes les truies qu'elle aurait pu faire naître jusqu'à millième génération. Celui qui dépense une seule pièce de cinq shillings assassine des monceaux de pièces d'or".
Vendredi ou la vie sauvage
Michel Tournier
Michel Tournier
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