Tu vois, Arthur, moi aussi je sais ce que c’est, la chair du monde. Je ne sais pas si c’est la notion dernière de la philosophie inaboutie de Merleau-Ponty, mais je sais qu’un jour le monde a cessé de clignoter et qu’il m’est apparu dans toute son épaisseur : j’avais rencontré Lena. Chaque centimètre carré de sa peau me posait une question. Le rond de son épaule. Le blanc de sa peau. Tout cela avait du sens. C’était du sens devenu sensible. Il y avait les mots qui la rendaient heureuse et les mots qui la faisaient souffrir. Il y avait son ventre que j’embrassais longtemps, très longtemps, avant de descendre plus bas […] Et notre amour, nous étions trop jeunes pour lui, notre amour qui nous violentait car tous les deux nous venions du même rêve, ne pas s’attacher, jamais, tous les deux nous avions vu nos parents se déchirer jusqu’au bout. Je changeais. Elle m’apprenait à préférer le corps d’une fille contre le mien au corps d’une fille dans mon souvenir, les instants avec elle à ces instants que j’avais toujours placés au-dessus de tout, où l’homme contemple sa vie du haut de ses dix-neuf ans et du fond d’une terrasse, vieux sage qui n’a besoin de personne pour l’aider à rêver l’inaccessible amour ou lui rappeler que son rêve en est un. Elle m’a appris à préférer la vie à mon idée de la vie.
Les infidèles
Charles Pépin
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